Sébastien
est mort un jeudi, nos doigts étroitement liés, comme nos deux cœurs soudés.
Mon beau Sébastien. Mort... Détruit,
affaibli... résigné.
J’ai gardé
son amour au plus profond de mon être.
Il m’aide à vivre.
Titubant
légèrement sur mes jambes trop maigres, je me dirige les yeux encore fermés,
bien scellés contre la lumière, vers ma fenêtre. D’un geste ample et maladroit
je propulse les volets vers le soleil, et immobile comme un chat me laisse submerger par la chaleur, sans vouloir
encore en affronter la luminosité.
Je reste
là, sans compter le temps que j’y passe. Parfaitement immobile, j’imagine le
paysage que je connais si bien. Je le change, j’y mets de la pluie, du vent, du
bruit, de la vie. Puis, impatiente, j’ouvre enfin les yeux pour les refermer
aussitôt, incapable d’affronter la douleur que provoque tant de clarté.
J’ai vingt-deux
ans ou plutôt je les aurai demain. Peut-être...
Le vacarme
des voitures déchire le silence de mon appartement. Je l’accueille avec
reconnaissance, je n’en pouvais plus de n’y percevoir que l’écho de mes larmes.
J’aurai bientôt 22 ans et peut-être jamais 23. Cette incertitude me brise et me
hante. Je ne pense à rien d’autre. Et
puis penser à quoi d’autre ?
Qu’y
a-t-il de plus important que la vie et
la mort ! Quoi de plus essentiel que ce couple infernal ! ? Qui
demande à naître ? Qui veut mourir ?
J’épluche
une orange. Sophie doit venir aujourd’hui. C’est presque jour de fête. J’ai une tête épouvantable. Quoi d’étonnant ?
Je ne dors
presque plus. Pourtant, pour être tout à fait honnête, je suis jolie. Mon teint
est trop pâle, mais il se mari fort bien avec mes cheveux. Mes grands yeux
noirs mangent mon visage. Je me trouve follement romantique. La mélancolie me
sciée douloureusement bien. Je suis la
blanche neige des temps modernes. Y aura-t-il un prince pour me sauver, à la
fin de l’histoire ?
Merde, j’en
ai marre de ces idées noires !
J’aimerais
tellement me réveiller un matin et avoir pour seule préoccupation la tenue que
je vais porter. Ne vivre qu’avec l’ambition d’enquiquiner mes collègues de
travail en leur soufflant une promotion bidon. Me prélasser à un bar et affoler
toute la gent masculine du coin. Mais à quoi bon ?
A quoi bon
rêver lorsque chaque jour passé est une victoire, lorsque seules les pages
tournées de mon agenda me retiennent à la vie.
Je ne suis
abonnée qu’à la désillusion de l’amour. Je suis rayée des listes électorales du
bonheur conjugal. L’amour m’a tué, un certain jour de mai, lorsque l’on ma
remis entre les mains le prix du sacrifice.
Cela fera
bientôt quatre ans que la mort me montre du doigt. Je la connais bien,
peut-être mieux que moi... à force de la choyer, de l’analyser, de
l’expertiser. Elle n’atteint sa vraie dimension que lorsque l’on se sait
condamner.
Certes,
nous le sommes tous !
Mais la
traîtresse ne garde sa mystérieuse attraction que pour celui qui ne la perçoit qu’en
tant que concept : quand elle se voile encore du romantisme de l’abstrait.
Elle est
alors considérée comme le raisonnablement envisageable, comme le serait l’achat
d’une maison ou d’une voiture…
Quelques
mois...
Quelques
mois, quelques années, quelques siècles.
Le temps ne
signifie plus rien. Il s’égrène inéluctablement, régulier comme les pelures de
mon orange sur la nappe, sans raison particulière, sans but précis. Plus rien
ne me rattache au cycle de la vie.
Pas
d’amour, pas d’enfants... Pas d’enfants, pas d’avenir... Pas d’avenir, pas de
vie... Pas de vie, pas d’amour. Ce cercle infernal ne me quitte jamais !
J’en suis prisonnière, non parce que je l’ai choisi, on m’y a enfermée tout
simplement, tout logiquement pour me soustraire, m’oublier, me dissoudre dans
le néant.
Le malheur
des autres est moins laid lorsque l’on ne le regarde pas en face. D’un certain
point de vue, n’est-il pas divinement pathétique ? !
L’horrible,
l’épouvantable, l’intolérable devient alors une figure de style et non plus une
douleur de l’être.
Comme elle
doit être rassurante cette douleur décortiquée sous le feu des médias, comme
elle reste lointaine, intouchable. Aussi irréelle qu’au cinéma ! Aseptisée,
inodore et incolore.
Qui n’a pas
imaginé de s’approprier le rôle du grand chirurgien salvateur, du bel
aventurier, de la divine espiègle, de la fatale amoureuse, de l’adorable
emmerdeuse ?
Comme il
est agréable d’enfiler une peau puis une autre, pour revenir à sa confortable
mesure.
Moi, la
mienne ne l’est pas ! Ma peau me serre aux entournures, le rêve est pour
moi une échappatoire et non plus une agréable gymnastique de l’esprit ! Il
m’est nécessaire, vital ! Bien que toujours douloureux.
Comment se
résigner à ne vivre que par procuration ! La vie des autres, ceux faisant
partie de la norme, m’offrent le plus déchirant des spectacles parce qu’il
m’est refusé d’y participer.
Je ne suis
plus qu’une ombre parmi les ombres. Un souvenir de ce que j’aurais pu être, une
image qui s’efface dans le présent. Une déformation de mon passé. Aux yeux des
autres je n’existe déjà plus. Je suis un spectre calamiteux.
Dieu !
Je suis vivante ! Ouvrez les yeux ! Regardez-moi enfin ! Ne me
laissez pas parmi les vivants comme une morte en sursis. Oubliez votre
peur ! C’est moi qui vais mourir...
Un peu plus
vite que vous seulement.
Vous ne
frôlerez pas la grande faucheuse en me tenant la main ! La vieillesse
est-elle plus digne de votre compassion ?
Mais je
m’égare, je sais bien que quel que soit le suaire dans lequel on se drape,
l’image qu’il renvoi nous glace tous d’effroi...
A quoi bon
s’indigner ! Chacun de nous devra, le moment venu, regarder et épouser
cette promise récalcitrante.
Voilà, j’ai
effacé mes larmes, lissé mes cheveux. Voilà, je viens, ma douce, mon amie.
J’arrive ma chère Sophie.
Encore deux
heures délectables qui m’ont réconcilié avec le monde. Elle est si douce, ma
Sophie. Si mignonne aussi. Oh ce n’est
pas une fille comme moi ! La vie la dévore à pleine dent. Derrière ses
yeux, il n’y a que tendresse. Chaque minute passée avec elle, est une
bénédiction. En ce moment, elle court déjà vers un autre rendez-vous. Vers une autre âme en peine. A sa manière,
c’est une sainte. Certainement pas dans le sens ou beaucoup pourrait le
comprendre. Elle ne s’emmure pas dans des carcans de préjugés et de bonne
éducation.
Elle est
généreuse. Généreuse envers la vie dans laquelle elle se glisse avec volupté.
Généreuse envers nous autres, les laissés pour comptes. Honnête aussi ! Ne
peut-on qualifier ainsi le courage de
celui qui ne détourne pas le regard face
à la plus primitive des frayeurs.
Ma mère m’a
appelée ce soir. Je ne m’y attendais pas vraiment. Cela fait si longtemps que
je refuse de les voir. Par rage et rébellion, autrefois. Maintenant c’est une
habitude bien confortable. Je ne les oblige plus à m’accepter telle que je
suis. L’image qu’ils ont de moi ne m’est plus intolérable. Ils ont gagné le
droit de s’inventer une fille sur mesure.
Moi, j’y ai
trouvé la paix.
Si cela a
été dur pour eux, ça l’est un peu plus pour moi. Papa me manque un peu. Pour
être honnête, il me manque énormément. Mon fidèle chevalier servant ne l’est
plus, depuis qu’il a apprit le déshonneur de sa fille... Qu’y a-t-il de
déshonorant dans l’acte d’amour. Ne l’ont-ils pas pratiqué pour fabriquer leur
petite fille ex-chérie ?
Est-ce
seulement honorable dans le mariage ? Et pourquoi ?
N’est-ce
pas alors un alibi. Pour camoufler le plaisir dans le devoir ? Qu’y a-t-il
de si coupable dans la jouissance ? Serait-ce pour eux l’inavouable
impudeur de l’âme exposée. Car dans le plaisir, nous nous dévoilons à l’autre.
Sans dissimulation et donc sans peur. Pourquoi faut-il avoir peur de se
dévoiler aux autres ? Peut-être est-il plus simple d’accuser de peur
d’être jugé... ?
Quelle
liberté que de se sentir libérée de ces absurdités...
Sébastien
est mort un jeudi, nos doigts mêlés, comme nos deux cœurs soudés. Mon beau
Sébastien. Mort... Détruit, affaibli...
résigné. J’ai gardé son amour au plus profond de mon être. Il m’aide à vivre.
RN©2007